Texte créé pour le festival du printemps de la Poésie. Une invitation à imaginer un texte qui s'inspire de la collection d'animaux empaillés du département de zoologie du palais de Rumine à Lausanne.
Le texte a été performé un soir de pleine lune, le 25 mars 2024 aux côtés des performances de Viviane Gay et Joëlle Richard.
Palais de Rumine - KLIMTE
Bienvenue dans ce cabinet de curiosités
entouré-e-s de pelages, de plumes, de peaux écaillées
Ne soyez pas paresseux, avancez à pas de loup et prenez votre élan !
Ici vous trouverez de délicieuses mises en scène de la vie quotidienne du règne animal
Des oiseaux colorés, de joyeux chimpanzés, de majestueux félins, des créatures sous-marines, des sensations tropicales
Mais approchez de plus près et vous verrez
les apparences trompeuses
l’illusion à peine cachée
les faux-semblants
le vrai-semblant
Vraisemblablement sans sang
Un ours blanc sur une banquise qui ne fond pas
Des oiseaux qui se tiennent sur des branches coupées
d’arbres généalogiques tronqués
Immobiles, dociles,
Ni froissement d’ailes, ni battement de cils
Une mouette rieuse qui couve ses œufs à jamais
Maintenu dans l’œuf, la vie
coincée dans une étape perpétuelle
d’un espoir à naître
Un grand-duc qui attaque sa proie
qui sera à jamais dans ses serres
arrêté par plus grand prédateur en soi
Condamnée à être en proie pour l’éternité
Sans jamais ni ployer si ne déployer.
Des caméléons qui ne changeront plus de couleur
Arrêtés dans le ton de leur dernière heure
Des flamants roses emmourachés
Formant un cœur à jamais figé
Amour empaillé
Comme quand on maintient une relation déclinante à tout prix
Maintenir les apparences au détriment de l’envie
Vous voilà désormais familières et familiers
Bienvenue à ce rituel de pleine lune animalier
Aujourd’hui c’est une invocation, c’est une incantation
C’est un rappel à la vie
Entouré-e-s d’effigies figées
Apologie de la mortelle apogée
On a naturalisé les bêtes sauvages
On les a rendues statiques et domestiques et sages
On a enfermé la mort pour imiter la vie
On a chassé la vie pour conjurer la mort
Surfaces et apparences
Garder la face sur le fait que tout passe
Mise en scène de vie animale post-mortem
Immortelle la vie mise en scène
Ici vous trouverez
des formes molles dans du formol
une expo d’ex-peaux
de bêtes qui plus jamais ne ruminent
Au fil des contrastes qu’on trace
du regard
entre zones d’ombre et éclairages qui traversent les âges
Dehors la lune et ses présages
On se trouve entouré-e-s de trophées
Trophées de vie
de vitalité
Trophées d’un temps révolu
De créatures velues qui résolues n’évoluent plus
On a forgé la mort, on a figé la vie
On a pillé, gaspillé, tué, transporté
En quête d’exotisme, conquête et colonialisme
Exproprier, s’approprier
Dépecer
Déposséder
Des peaux cédées, vendues
gonflées d’un contenu
vide de sang
De notre monde, faire des réserves
A-musé-e-s, mettre en conserves
Mais des réserves pour quand ?
A quel moment se dit-on :
« C ’est assez de cétacés
on a fini la collection » ?
Conserver ce qui disparait
Faire disparaître ce que l’on veut conserver
Ne pas oublier
Garder des traces
Quand tout disparaît
Garder la face
Rassembler tout dans un espace
On les a laissé mourir pour nos fourrures, pour nous nourrir, pour vos sourires
Mais ils n’ont pas complètement disparu, regardez
On les a tous tués mais vous pouvez voir à quoi ça pouvait ressembler
C’est comme si l’on gardait une assiette témoin de tous nos repas
Des spaghettis dans de la résine ou du formol pourquoi pas
Pour les personnes qui ont manqué à l’appel ce soir-là
Ranger dans des boites, trier, étiqueter, mettre en boite et conserver
Trophées en vitrine
Vitrine sur un fantasme empaillé
Tenir en vie
Maintenir l’envie
Envisager les visages qui nous dévisagent
Œil de verre en trompe l’œil
Mauvais présage, pas très sage,
dépeçage de peaux sauvages
Garder la peau de l’ours après l’avoir tué
Dépouilles dépouillées
Vidées tannées
Fatiguées usées
Garder la face
Garder la face
Apparences trompeuses
Tenir sa place
Figer les apparences dans leur primeur
Maintenir la façade à tout prix
Pour ne pas se confronter au déclin, à la fin, à l’oubli
Garder la face
Garder la face et le reste du corps en place
Epouvantails de paille
Normes de fer
Pour être dans les clous
Parade anti-rides, anti-âge
Empailler des parties de soi
qu’on ne veut pas voir muer
remuer
Compartimenter, contenir, nos pulsions de changer, d’éclore
Continuer péniblement silencieusement à se fondre dans le décor
Combien de fois maintient-on les apparences pour conjurer le temps qui passe ?
Pour conjurer le sort, la fin, la mort ?
S’empailler dans nos apparences polies, plaquées, lissées
vieillies, brisées, jaunies
dans un terreau non arrosé
Terrorisé-e qu’un jour on ne pousse plus
On ne puisse plus
repousser la fin
Vivre dans des carcasse carcans
Car quand on laisse le temps passer
On doit abandonner ce qu’on a amassé
On doit laisser craquer nos peaux
Abandonner nos mues
Accepter d’être ému-e-s
Ravaler sa fierté en ravalant sa façade
Plaire au monde
dans un monde qui se complait
à se fossiliser dans un glorieux passé
Puiser dans les énergies fossiles
Figer le passé par peur d’un futur stérile
Maintenir les apparences fonctionnelles
D’une terre qui se vide de ses ressources naturelles
Maintenir nos rythmes de vie dans un monde qui s’épuise
Puiser nos ressources
Maintenir un système
Économique
Éco-normé
Simulacre simulé dissimulé sans le nommer
Des os d’oiseaux dans un zoo de verre
Vertébrés plantés
Plantés là
Divers zébrés sur les braises d’un monde qui brûle
Stopper l’effervescence et faire semblant sans sens
Coquille conforme
Copie qu’on forme pour tenir un semblant de vie qui ne peut plus continuer ainsi
Maintenir nos statuts dans des statues d’apparence et d’apparat
Acheter des choses que l’on pourra jeter
Collection de restes
Restes qui vont rester
Idéaux empaillés
panneaux publicitaires
vitrines sur nos futurs besoins
devant les pas pressés
souvent dépassés
Idéal marchand
pendant qu’on court derrière
dans une société à bout de souffle
Prétention en tension
Apprêté-e-s pour le monde d’avant arrêté
Oser prétendre attendre à celleux qui hurlent « attention »
sur le qui-vive
Pas sûr qu’iels mordent, pas sûr-e qu’on meurt
Conserver un mode de vie
une mode de vide
une vie de mort
Désastre écologique
Vision idéalisée d’une terre aux ressources illimitées qu’on empaille
Maintenir une illusion d’infinité
Imiter ce qu’on a toujours connu
Jusqu’à l’épuisement
Vivre dans une réalité déconnectée
Prétendre jusqu’à ce qu’on ait pris tout ce qu’on pouvait prendre
Ecologie, vieux monde empaillé
Chasser les animaux jusqu’au dernier
Visiter les animaux disparus
Qui sont juste là mais ne sont juste plus
Volée de toucans
quand tout fout le camp
Partout qu’en dira-t-on ?
Surtout qu’en rira-t-on ?
Être bloqué-e dans une idée de croissance qui épuise
Présences qui s’amenuisent jours et nuits
Croire en le croître
un progrès sans changement
sans mouvement intérieur
Et c’est bien à l’intérieur
que tout se passe
En nous, entre nous, et ici
Le temps se vide, la lune est pleine
La fin du rituel appelle à ce que je vous révèle
enfin, vous projeter dans cette fin tant redoutée…
Solennel-le, entouré-e-s de silence et de morts
je vais vous confier que…
si l’on pense qu’ici qu’il n’y a plus de vie, on s’est mépris,
car depuis longtemps déjà des bêtes font leurs nids,
se réchauffent dans les entrailles des autres, dans les ex-peau s’abritent.
Si l’on tend l’oreille on entend craquements et choses qui remuent subrepticement
On ne peut chasser la vie. Elle se réinvite, elle se réinvente à chaque fois qu’on la chasse
Depuis des jours, des semaines, des mois,
des vers poétiques ont élu domicile dans ces animaux immobiles
On ne peut figer la vie, elle suit son cours, elle bruisse, elle remuera toujours là et ici
On ne peut briser les cycles
La poésie est salutaire
Depuis les premières lunes sur terre
rien ne se crée, tout se transforme, rien ne se perd
et bientôt, dans des légers craquements,
les peaux cousues s’ouvriront pour laisser sortir la vie nue comme un vers
Bientôt les mots tus sous les peaux cousus se libèrent
et la vie mue comme un ver
L’hiver couve la vie,
sous le trou blanc, le vert
se découvre
Invoquer le printemps
Inviter les primevères
Composter les expériences fanées, les amours transies moisies, les espoirs en décomposition,
les révoltes tuées dans l’œuf, les angoisses et ce qui nous fige
Iels se fondent sans se confondre, se refondent dans la chaleur qui abritent les graines
Vient alors la fin du rituel
Aujourd’hui plus que jamais qu’on se rappelle
que les apparences sont trompeuses et qu’en figeant
on n’empêche jamais le renouvellement
Sous d’autres formes ou dans des échos,
les mutations se repoussent mais poussent inévitablement.